Oriental ECM

Le jazz du monde selon ECM

C’est un territoire fascinant : celui où le jazz, loin de s’américaniser, retourne à ses sources profondes — celles du chant, du mode, du silence et du vent. Sous la houlette d’Anouar Brahem, le oud devient le pivot d’un langage à la fois ancien et contemporain : un instrument d’origine arabe, né pour la poésie, mais ici réinventé dans la syntaxe du jazz. Et c’est précisément ce glissement – entre maqâm et blue note – qui définit l’esprit ECM.

Le label munichois, fondé par Manfred Eicher, a toujours cherché ce point d’équilibre entre rigueur européenne et respiration improvisée. Dans Awake, In the Shade of Your Eyes ou The Sweet Oranges of Jaffa, Brahem et ses compagnons (Anja Lechner, Django Bates, Dave Holland) prolongent cette quête. Les timbres se fondent comme des souvenirs de cultures anciennes : le violoncelle occidental devient l’écho du rabâb oriental, la contrebasse rappelle le oud grave du désert, et le piano, souvent suspendu, agit comme un espace de respiration où le rythme ne pulse plus mais flotte.

Les pièces solitaires de Brahem – Sadir, Qaf, L’Oiseau de Bois – portent cette même mémoire. Le oud y parle une langue précoloniale, antérieure à toute fusion. Pourtant, c’est dans le dialogue avec les musiciens d’horizons divers que cette langue se révèle pleinement. ECM agit ici comme un laboratoire d’anthropologie sonore : la rencontre entre l’Europe du Nord et la Méditerranée n’est pas une juxtaposition mais une hybridation lente, presque rituelle. Le son clair, sans compression, l’espace réverbéré de la prise de son à Lugano ou Oslo, deviennent les garants d’une écoute du monde.

L’arrivée d’Amina Alaoui (Hado, Moradía) inscrit la voix dans cette trame. Chanteuse marocaine nourrie de gharnati et de flamenco, elle renoue avec la mémoire andalouse – cette période où les frontières entre arabe, berbère et ibérique s’effaçaient sous la lumière d’Al-Andalus. Son timbre modal et sa diction poétique rappellent que le jazz, avant d’être un style, fut une diaspora : une musique de l’exil, de la tension entre ici et ailleurs.

Plus loin, Towards the North de l’Eishan Ensemble déplace le centre de gravité vers la Perse. Le oud d’Hamed Sadeghi, lui aussi enraciné dans la tradition du dastgâh, trouve dans les contrepoints du saxophone et de la guitare un terrain d’échange quasi-rituel : chaque improvisation devient un dialogue entre deux cosmologies. On y perçoit les traces d’une ethnologie du son, celle d’un monde post-frontières où la tradition orale et l’écriture jazz cohabitent sans hiérarchie.

Enfin, les trois pièces de Sokratis Sinopoulos et Yann Keerim (Vlachia, In One Spot, Fast Dance) concluent sur une tonalité byzantine : la lyra crétoise, ancêtre des violons populaires, retrouve sa place dans le continuum méditerranéen. Là encore, l’esprit ECM veille : les motifs circulaires rappellent les choros grecs, mais le piano de Keerim introduit une respiration harmonique venue du jazz européen – celle, peut-être, qu’Eicher a révélée chez Tord Gustavsen ou Ketil Bjørnstad.

À travers cette sélection, c’est toute une archéologie du jazz contemporain qui se révèle : non pas une exportation de l’Amérique vers le monde, mais une remontée du monde vers le jazz. Chaque morceau porte la mémoire d’une civilisation sonore – arabe, andalouse, perse, grecque – transfigurée par l’écoute. Brahem, Alaoui, Sinopoulos, Sadeghi : tous participent d’un même mouvement, celui de redonner au jazz sa dimension ethnologique, sa fonction première — celle d’un espace commun où les différences résonnent au lieu de s’opposer.

Suivant
Suivant

Classic Now