Hamada
Avec Hamada, Nils Petter Molvær signe l’un de ses disques les plus puissants, peut-être le plus équilibré de sa discographie post-Khmer. À l’époque de sa sortie, en 2009, l’album fut accueilli comme un retour à une épure poétique : moins frontal que Khmer, moins lourd en textures industrielles que NP3, mais infiniment plus dense dans l’espace, comme si Molvær avait décidé de ne garder que l’essentiel — le souffle, la pulsation, l’attente. Hamada n’est pas un disque qui se raconte immédiatement : il s’infiltre, se dépose, puis s’ouvre lentement, tel un mirage sonore dont on ne perçoit les contours qu’après immersion.
Un sommet du jazz atmosphérique nordique
Le titre, à lui seul, oriente l’écoute : « hamada » désigne les déserts rocheux du Sahara, ces étendues minérales où rien n’arrête le vent. C’est précisément ce sentiment d’aridité et d’immensité que Molvær installe dès les premières minutes. La trompette, souvent traitée électroniquement pour n’être plus que trace, vibration ou lointain appel, joue ici un rôle quasi narratif : elle n’impose pas un thème, elle suggère un horizon. Elle flotte au-dessus d’un paysage sonore où l’on croise des nappes synthétiques, des textures abrasives, des percussions réduites à des battements anémiques ou à des surgissements soudains. Cette géographie musicale est fascinante parce qu’elle semble faite de contradictions : sèche et humide, vaste et confinée, organique et métallique.
Molvær parvient dans Hamada à un équilibre rare entre improvisation et architecture électronique. L’influence du jazz y est moins visible que dans ses premiers albums : elle réside moins dans les harmonies que dans la liberté des trajectoires, dans l’art d’habiter un espace sonore sans jamais le saturer. Chaque note, chaque attaque de trompette paraît pesée, suspendue, comme si Molvær cherchait la juste distance entre l’émotion et son effacement. Cette retenue donne au disque une puissance quasi cinématographique : on croit y entendre un récit, pourtant rien n’est explicitement raconté.
L’un des traits majeurs de Hamada est son traitement du rythme. Plutôt que de proposer une pulsation continue, Molvær et ses collaborateurs la fragmentent, la dispersent, la font surgir à des endroits inattendus. On passe ainsi d’un minimalisme presque statique à des climats plus corrosifs, où la batterie et les éléments électroniques tissent des tensions internes. Cette alternance crée un mouvement respiratoire : le disque vit, se contracte, se relâche. Le résultat est une sensation de marche dans un territoire inconnu, où chaque pas résonne différemment selon la matière du sol — sable, roche, fer, poussière.
On retrouve aussi dans Hamada un goût particulier pour le mélange des sources sonores : bruits filtrés, micro-textures, drones, respirations, effets de saturation… C’est un album qui accorde une attention extrême aux détails, mais ne tombe jamais dans l’exercice technique. Là où certains projets électro-jazz peuvent sembler démonstratifs, Hamada reste d’une sobriété exemplaire. La force de Molvær réside dans cette faculté à rendre l’abstraction émotionnelle, à faire d’un paysage sonore presque vide un espace chargé de tension, de beauté, d’inquiétude.
Certains morceaux évoquent des visions nocturnes, d’autres une chaleur écrasante ; certains semblent se dérouler à l’intérieur d’une machinerie rouillée, d’autres dans un désert sans trace humaine. Ce qui unit ces tableaux, c’est la cohérence esthétique : Hamada est un disque de contrastes maîtrisés, de silences habités, de lumière rasante. On y ressent parfois l’héritage ECM — l’espace, le recul, la clarté — même si Molvær s’en émancipe par une approche plus rugueuse, plus urbaine, plus hybride.
Au fil des écoutes, l’album gagne en profondeur. Ce qui pouvait sembler froid devient minéral ; ce qui paraissait hermétique révèle des fêlures ; ce qui nous semblait purement atmosphérique révèle une dramaturgie interne. Hamada est un disque qui demande du temps — et c’est aussi ce qui fait sa valeur. Il s’impose comme l’un des travaux les plus aboutis de Molvær, où la maîtrise technique se met entièrement au service d’une vision poétique : faire entendre ce que le vent transporte, ce que la pierre garde, ce que la nuit préserve.
En définitive, Hamada est un album essentiel pour comprendre le parcours de Nils Petter Molvær. Ni rupture, ni synthèse, mais une maturation : celle d’un musicien qui transforme le jazz en matière atmosphérique, en expérience sensorielle, en territoire mental. À la croisée des musiques ambiantes, du jazz nordique et de l’électro la plus fine, cet album prouve que Molvær reste l’un des explorateurs sonores les plus singuliers de notre époque.
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