Sssssh
Lorsque Ten Years After publie Ssssh à la fin de l’été 1969, le groupe d’Alvin Lee est déjà auréolé d’une réputation flamboyante. Leur passage au festival de Woodstock, où Alvin Lee électrisa la foule avec ses solos à une vitesse quasi surnaturelle, vient cristalliser l’image d’un groupe au sommet de sa puissance. Ssssh, sixième album du quatuor anglais, arrive donc au moment précis où le blues rock britannique explose, tiraillé entre la tradition et la recherche de nouveaux territoires sonores.
Dès l’ouverture avec “Bad Scene”, le ton est donné : un riff nerveux, un chant rugueux, une rythmique qui cogne droit. On retrouve ici la formule Ten Years After dans sa pureté : un blues musclé qui s’autorise des accélérations soudaines, flirtant avec la frénésie du rock psychédélique. Mais Alvin Lee ne se contente pas d’aller vite : sa guitare, incisive et parfois rageuse, porte aussi une sensibilité blues authentique, héritée de Freddie King et de Chuck Berry. L’album se distingue par sa manière de passer du rugissement au murmure. “Two Time Mama” ralentit le tempo et met en valeur un jeu de slide délicat, presque acoustique, qui rompt avec l’énergie brute du morceau précédent. Ce contraste donne à l’album une respiration bienvenue. Sur “Stoned Woman”, le groupe renoue avec un blues sombre et compact, qui s’enchaîne directement avec “Good Morning Little Schoolgirl”, reprise sulfureuse d’un standard de Sonny Boy Williamson. Ici, Ten Years After imprime sa marque : la chanson, qui a connu mille versions, se transforme en une jam débridée, où Alvin Lee déchaîne un solo incandescent.
La seconde face prolonge cette tension entre classicisme et modernité. “If You Should Love Me” s’ouvre sur une ballade bluesy, presque douce, qui rappelle que Ten Years After sait aussi cultiver l’émotion dans la retenue. Puis vient “I Don’t Know That You Don’t Know My Name”, plus psychédélique, avec un jeu rythmique en spirale qui témoigne de l’époque et de ses expérimentations. Le sommet de l’album reste sans doute “The Stomp”, véritable démonstration de virtuosité où la guitare d’Alvin Lee fuse à une vitesse que peu de guitaristes pouvaient suivre à la fin des années 60. Enfin, “I Woke Up This Morning” clôt le disque par un blues lent, massif, aux accents presque funèbres, qui agit comme une descente d’énergie après l’ivresse.
Ce qui frappe, rétrospectivement, c’est l’équilibre que Ssssh parvient à trouver. L’album ne se limite pas à une déferlante de notes : il dessine une véritable dramaturgie sonore, alternant morceaux rapides et passages plus contemplatifs. Si la production reste brute — parfois jugée trop sèche par certains critiques — elle traduit bien l’urgence et la spontanéité du groupe. Avec Ssssh, Ten Years After ne révolutionne pas le blues rock, mais consolide sa place parmi les géants du genre. Alvin Lee, Ric Lee, Chick Churchill et Leo Lyons s’y montrent parfaitement soudés, chacun apportant sa pierre à une machine musicale lancée à pleine vitesse. Cet album incarne à merveille ce que représentait le blues rock britannique de 1969 : une énergie insatiable, une volonté de repousser les limites du rythme et du volume, et une passion intacte pour les racines noires américaines. Près de 55 ans plus tard, Ssssh conserve une fraîcheur étonnante. Il n’a pas l’aura universelle de A Space in Time, mais demeure l’un des disques les plus représentatifs de la première période de Ten Years After : un cri brut, une intensité sans compromis, et la preuve que parfois, dans le rock, la vitesse et la sincérité suffisent à marquer les esprits.
Favorites
Good Morning Little Schoolgirl
I Woke Up This Morning