Eberhard Weber
Il existe des musiciens dont l’apport ne se mesure pas à la quantité de notes jouées, ni même au nombre d’albums enregistrés, mais à la profondeur d’un geste esthétique devenu fondateur. Eberhard Weber appartient à cette catégorie rare : celle des artistes qui ont redéfini la place d’un instrument, transformé la texture d’un style, et ouvert un territoire sonore si singulier qu’on le reconnaît instantanément. Sans emphase, sans virtuosité apparente, sans jamais céder à la démonstration. Weber a construit une œuvre d’architecte, faite de courbes lentes, d’élans suspendus et d’une manière unique de faire chanter la contrebasse.
Un son qui n’existait pas avant lui
À l’origine, Weber est un contrebassiste allemand formé dans la tradition classique et le free des années 60. Mais très tôt, il cherche une voie qui refuse les codes du jazz américain. Son geste décisif sera l’invention – ou plutôt la co-invention – d’une contrebasse électro-acoustique modifiée, conçue pour offrir un sustain inhabituel, une clarté quasi-céleste et une projection qui allonge les lignes jusqu’à leur donner une dimension vocale. Cette “Weber bass”, comme on la nommera, n’a ni l’épaisseur ni le grain boisé de la contrebasse traditionnelle : elle ressemble davantage à un violoncelle futuriste tenu verticalement, une silhouette longiligne qui renvoie plus au minimalisme contemporain qu’au swing. Son jeu repose sur trois principes essentiels :
La ligne mélodique continue, presque chantée, aux intervalles amples et flexibles.
Les métriques asymétriques qui donnent à la musique une pulsation organique, souple, jamais carrée.
Les overdubs, utilisés non comme un artifice mais comme un véritable langage orchestral : Weber se superpose, se dialogue, se dédouble, créant des nappes de basse qui tiennent lieu de cordes, d’harmoniques, de respirations.
Il est sans doute le premier contrebassiste à penser l’instrument comme un orchestre à lui seul.
ECM
Il n’est pas anodin que Weber devienne, dès 1974, l’un des visages du label ECM. Manfred Eicher, dont le sens du timbre et de l’espace est légendaire, trouve en lui un compositeur capable de traduire en sons la philosophie même du label : la clarté, la distance, le miroitement, ce rapport presque photographique à la résonance. Les albums de Weber – The Colours of Chloë, Yellow Fields, Silent Feet, Chorus ou Later That Evening – sont autant d’explorations où la musique se déploie comme un paysage, avec une rigueur formelle mais aussi une douceur profondément humaine.
La présence de solistes comme Charlie Mariano (dont l’alto éthéré épouse idéalement le lyrisme de Weber), Rainer Brüninghaus, ou plus tard Jan Garbarek, fait de ses disques des œuvres d’équilibre : un noyau de pulsation subtile autour duquel gravitent des lignes aériennes, presque chorales. Le Weber des années 70-80 n’est pas un accompagnateur : il est le cœur harmonique et rythmique d’un univers entier.
Colours
Avec Colours, Weber crée un ensemble qui n’a pas vraiment d’équivalent dans le jazz de l’époque. Ni quartet, ni mini-orchestre, c’est une formation mobile où l’écriture domine sans jamais assécher l’improvisation. Les pièces s’y déroulent comme des mouvements de musique de chambre, avec des crescendos minutieux, des respirations, des reprises de thèmes qui circulent entre les instruments. Colours est le laboratoire d’un jazz lyrique mais non sentimental, rythmé mais non percussif, contemplatif mais jamais statique. Ces contradictions apparentes sont chez Weber une seconde nature.
Avec Jan Garbarek
On a beaucoup écrit sur la “pureté nordique” du son ECM. Pourtant, une part essentielle de ce climat vient de Weber. Dans le Jan Garbarek Group des années 80-90, il est littéralement le moteur invisible qui maintient l’équilibre entre la froideur lumineuse du saxophone de Garbarek et les harmonies flottantes du clavier. C’est Weber qui crée ce sol animé et mouvant, cette sensation de temps circulaire, ce tapis harmonique qui transforme des mélodies simples en véritables épopées intérieures. On l’oublie parfois : sans Weber, la musique de Garbarek n’aurait jamais acquis cette ampleur méditative. Weber n’est pas un soliste démonstratif. Sa virtuosité n’est jamais mise en avant. Ce qui frappe, album après album, c’est le soin extrême apporté à l’espace, à la façon dont chaque note éclaire ou obscurcit la suivante. Il travaille le silence comme d’autres travaillent le groove : c’est un élément actif de son langage. Écouter Weber, c’est accepter que la musique avance différemment : par ondulations, par transparences, par superpositions lentes. Ce n’est pas une musique qui raconte : c’est une musique qui habite.
Après 2007
Son AVC en 2007 a mis fin brutalement à sa carrière d’instrumentiste. Mais ses dernières collaborations live, réunies dans Résumé et Encore, montrent un artiste qui, même en improvisant, conserve une cohérence absolue. Ces disques sont poignants, non pas parce qu’ils sont hantés (bien que la conscience de la fin plane), mais parce qu’ils témoignent d’un langage entièrement accompli : Weber n’a plus besoin d’évoluer, il est devenu son style. Le concert-hommage dirigé par Michael Gibbs en 2015, avec Garbarek, Pat Metheny, Gary Burton et d’autres, confirme l’étendue de son influence : on y entend des musiciens essayer de restituer ce qui, en réalité, n’appartient qu’à lui. Metheny, notamment, semble chercher à capter cette lumière suspendue — et c’est bien un hommage, car Weber est inimitable. Aujourd’hui, dans un monde saturé de virtuosité et de production rapide, l’œuvre de Weber rappelle la valeur de la patience, du détail, de la forme longue. Son influence traverse des bassistes contemporains (Manring, Andersen, García-Fons) mais aussi des musiciens ambient, minimalistes, compositeurs de cinéma.