Azimuth
Dans l’écosystème foisonnant du jazz européen des années 1970, rares sont les ensembles qui ont su créer une esthétique véritablement inclassable. Azimuth, le trio formé par Norma Winstone, John Taylor et Kenny Wheeler, est de ceux-là : un laboratoire sonore fragile, énigmatique, et pourtant d’une cohérence absolue. À la croisée du jazz de chambre, de l’improvisation ouverte et d’une sensibilité quasi-ambient, Azimuth a façonné une musique qui semble flotter hors du temps. Le label ECM, alors en pleine expansion esthétique, a trouvé en eux un écho naturel : une manière de laisser résonner l’espace, de magnifier l’infime, de tendre vers la lumière en effleurant l’ombre.
Ce qui frappe dès les premières secondes de leur album inaugural Azimuth (1977), c’est le rapport au souffle : la trompette feutrée de Wheeler, la voix sans paroles de Norma Winstone, les harmonies minimales mais profondes de John Taylor — tout converge vers une forme de retenue expressive. Ici, rien n’est démonstratif. Le trio préfère les mouvements suspendus, les mélodies qui s’échappent, les allusions plutôt que les affirmations. C’est un jazz qui murmure, qui glisse, qui s’infiltre dans les interstices du silence. La voix de Winstone — instrument parmi les instruments — y joue un rôle absolument central : elle porte la musique non par l’articulation d’un texte, mais par une manière d’être souffle, contour, vibration intérieure. Son timbre, souvent en volutes quasi modales, crée une texture mouvante qui transforme l’espace acoustique.
John Taylor, quant à lui, installe un monde harmonique élégant et ambigu, nourri à la fois de Debussy, Bill Evans et du langage très européen qu’il développera tout au long de sa carrière. Ses accords ne servent pas de simple tapis harmonique : ils ouvrent des portes, appellent des réponses, suggèrent des trajectoires. L’introduction de synthétiseurs dès The Touchstone (1978) ne relève pas d’un gadget technologique mais d’une recherche de grain, d’une manière d’étendre l’espace sonore tout en conservant cette délicatesse de ton qui caractérise le trio.
Kenny Wheeler apporte une poésie mélodique incomparable : un phrasé à la fois vulnérable et d’une sophistication vertigineuse, comme si chaque note était l’aboutissement d’une réflexion intérieure. Wheeler est un maître de la nuance : il joue moins pour occuper l’espace que pour l’habiter. Dans Départ (1979), l’intervention de Ralph Towner, discrète mais marquante, ajoute une dimension chambriste presque cinématographique, et cette rencontre renforce encore l’impression qu’Azimuth évolue dans un continuum musical où les frontières entre jazz, musique contemporaine et folk imaginaire se dissolvent.
L’un des aspects les plus fascinants d’Azimuth est sa temporalité atypique. Là où la plupart des formations cherchent un climax, une progression, un relief dramaturgique, le trio opte pour une sorte de dramaturgie statique, un mouvement circonscrit qui tourne autour d’un axe invisible. La musique ne raconte pas une histoire : elle crée une atmosphère. C’est un monde où la densité émotionnelle se déploie dans la délicatesse, où l’intensité réside dans l’infime. Une esthétique parfois qualifiée de “froide” par ceux qui confondent pudeur et distance, mais qui, pour qui prend le temps de s’y attarder, révèle une chaleur intérieure d’une grande subtilité.
L’héritage d’Azimuth est immense, quoique souvent implicite : on en retrouve les échos dans les textures aériennes de Jan Garbarek, dans les paysages intérieurs d’Arve Henriksen, dans certaines explorations de Tigran Hamasyan ou du jazz ambient contemporain. Leur influence s’est disséminée comme une onde discrète, souterraine, mais durable. Dans un monde qui valorise l’immédiat, le spectaculaire et l’excès, Azimuth rappelle que la poésie peut naître de la quasi-immobilité, que la beauté peut se loger dans une seule note tenue, que la nuance est parfois plus éloquente que n’importe quel éclat.
Azimuth ne se contente pas de proposer une musique — il propose une écoute. Une écoute qui demande disponibilité, lenteur, présence à soi. Une écoute presque méditative, qui transforme l’auditeur autant qu’elle le transporte. En cela, leur œuvre demeure l’un des joyaux les plus précieux du catalogue ECM : un art du murmure qui, paradoxalement, continue de résonner avec une intensité saisissante.