Nigel Kennedy
Quand paraît en 1989 l’enregistrement des Quatre Saisons de Vivaldi par Nigel Kennedy et l’English Chamber Orchestra, personne ne s’attend à un tel séisme. Ce disque, sorti chez EMI, va bouleverser la perception du baroque, séduire un public immense et devenir un phénomène culturel : plus de deux millions d’exemplaires vendus, un record absolu pour une œuvre de musique classique.
Un violoniste hors normes
Né à Brighton en 1956, Nigel Kennedy est un prodige précoce. Formé à la Yehudi Menuhin School, puis à la Juilliard School de New York sous la tutelle de Dorothy DeLay, il grandit dans un climat d’exigence technique et d’ouverture musicale. Dès ses débuts, il refuse l’image du soliste compassé : cheveux en bataille, accent cockney, humour décapant — un anticonformiste au cœur du système classique. Ses premières apparitions avec le London Philharmonic dans les années 1980 révèlent un tempérament électrique : il joue Bach avec l’énergie d’un soliste de jazz, Sibelius comme un cri intérieur. Ce mélange de rigueur et d’instinct fait de lui un personnage à part dans un monde alors très hiérarchisé. Kennedy fréquente aussi bien le violon baroque que le rock, collabore plus tard avec The Who, Kate Bush, Paul McCartney ou Robert Plant, et explore le jazz de Stéphane Grappelli. Tout cela nourrira son approche de Vivaldi : virtuosité classique, spontanéité populaire, liberté absolue.
L’enregistrement de Vivaldi : un manifeste
L’enregistrement des Quatres Saisons de Vivaldi en 1989, réalisé à Londres, n’a rien d’un simple projet de studio. Kennedy y dirige l’English Chamber Orchestra depuis son violon, sans chef, comme cela se faisait au XVIIIᵉ siècle — mais sur instruments modernes, avec une énergie baroque transposée dans un langage contemporain. La prise de son EMI, très proche et nerveuse, plonge l’auditeur au cœur du groupe : on perçoit chaque souffle, chaque attaque d’archet, chaque inflexion du soliste. La lecture qu’il propose est une réinvention, pas une reconstitution. Kennedy revendique un Vivaldi vivant, humain, dramatique. Ses tempi changent selon l’humeur, ses contrastes sont extrêmes, ses dynamiques explosent : le Printemps bondit comme une improvisation, L’Été devient une tempête quasi expressionniste, L’Automne danse avec ivresse, L’Hiver s’éclaire d’une mélancolie transparente. Il refuse les conventions du baroque « muséifié » : ici, la musique respire, brûle, transpire. L’orchestre, d’une homogénéité remarquable, suit le soliste dans ses changements soudains de phrasé, sa gestique fougueuse, ses accents imprévus. L’effet global tient du théâtre sonore : la nature n’est plus un décor mais un personnage. Ce qui frappe dans ce disque, c’est la présence physique du son. Kennedy transforme chaque mouvement en scène dramatique : on y sent la pluie, la chaleur, le vent, la tension humaine. Il s’éloigne de la pureté mesurée des versions baroques (Biondi, Pinnock, Gardiner), mais retrouve un élan vital que peu de versions modernes avaient osé : le Vivaldi des ruelles vénitiennes, des fêtes populaires, du théâtre. Cette approche “romantique rebelle” repose pourtant sur une maîtrise totale : les cadences sont d’une virtuosité diabolique, les nuances millimétrées, le vibrato expressif mais toujours contrôlé. Kennedy ne cherche pas à séduire par la perfection, mais par la sincérité. Son archet raconte une histoire, parfois brusque, souvent bouleversante. Le succès est immédiat. Les ventes explosent, Kennedy devient une icône médiatique : il se produit en jeans et Doc Martens, revendique son accent populaire, brise les codes du concert classique. Pour la presse, il est “le punk du violon”. Mais au-delà de la provocation, sa démarche a une portée esthétique : ramener Vivaldi dans le présent, rendre sa fougue accessible à tous. L’enregistrement a vieilli avec grâce. Malgré la densité sonore typique des années 1980, la lecture garde son intensité, sa cohérence. Les puristes lui reprochent encore son irrévérence, mais beaucoup reconnaissent qu’il a ravivé l’intérêt du grand public pour la musique baroque. Sans lui, le renouveau des années 1990 — d’Il Giardino Armonico à Rachel Podger — aurait sans doute eu moins d’écho.
En 2015, Kennedy publiera The New Four Seasons (Sony Classical), une relecture jazz-électro de Vivaldi avec des musiciens polonais et arabes : un geste encore plus libre, parfois déroutant, mais fidèle à sa vision. Il n’a jamais cessé de croire que la musique classique devait se vivre dans le présent, avec les émotions d’aujourd’hui. L’interprétation de 1989 reste une œuvre à part : ni baroque, ni romantique, mais intensément humaine. Kennedy y impose un ton, un souffle, un risque. C’est un disque d’urgence et de conviction, un Vivaldi viscéral, incarné, qui se souvient que la musique fut d’abord un geste populaire avant d’être un culte.