New Piano in Jazz
Cette playlist propose un parcours net à travers quatre écritures du piano jazz : Michel Bisceglia (sens du cadre et de la couleur), Keith Jarrett (improvisation architecturale), Bill Evans (lyrisme harmonique fondateur) et Brad Mehldau (contrepoint intérieur, culture chanson). L’ordre des titres installe une vraie dramaturgie : exposition du climat, dilatation, recentrage, grande section narrative, puis sortie apaisée.
Atmosphère (Michel Bisceglia)
Avec « Call of Death », « Parallel Dreams » et « Dry Water », Bisceglia pose un son clair, peu chargé, où chaque note a une fonction. Main gauche parcimonieuse, harmonies économes, mélodies à faible emphase : un langage presque “cinématographique” qui ouvre l’oreille et aère le programme. Son rôle ici est double : préparer l’écoute (avant Jarrett) et offrir des respirations (entre deux blocs plus denses).
Forme (Keith Jarrett)
« Köln, January 24, 1975, Pt. I » montre comment une improvisation fabrique sa propre architecture : idées-moteurs, ostinatos, expansions par paliers. « Pt. II B » réintroduit l’énergie pulsée, plus terrienne, presque gospel par moments. En miroir, deux standards — « The Wind » et « Over the Rainbow » — rappellent l’art de Jarrett pour la chanson : ligne limpide, retards millimétrés, pédale au service de la clarté. Ensemble, ces choix évitent l’effet “monolithe Köln” et éclairent plusieurs facettes du même pianiste.
Socle harmonique (Bill Evans)
« Never Let Me Go (Alternate Take) » rappelle ce que la modernité pianistique doit à Evans : voicings aériens, rubato respiré, gestion des intérieurs d’accords. Rien d’appuyé ; la tension vient des retards et de la façon d’installer la note suivante. Placé tôt, ce repère historique donne un axe d’écoute pour la suite.
Suite (Brad Mehldau)
Cœur du programme, le bloc Mehldau articule standards, originaux et reprises pop/folk sans hiérarchie.
Standards : « Blame It on My Youth », « I Fall in Love Too Easily », « Bewitched, Bothered and Bewildered » : une main gauche qui dialogue (pas seulement une basse), des appoggiatures pesées, un phrasé qui tient debout sans emphase.
Originaux : « Song-Song », « Memory’s Tricks », « Elegy for William Burroughs and Allen Ginsberg », « Paris » : motifs courts, contrechants clairs, progression structurelle plus que volume sonore.
Reprises : « Exit Music » (Radiohead) et « River Man » (Nick Drake) : l’ostinato comme ossature, intensification par épaississement des textures, métrique impaire intégrée sans effet. « Since I Fell for You » et « My Valentine » recentrent le chant : toucher soigné, poids des notes tenues.
Le montage est pensé : Bisceglia installe l’écoute, Jarrett (Köln I) ouvre la dimension formelle, Evans fixe le socle, Mehldau déroule une suite narrative, puis Jarrett et Bisceglia ventilent l’espace avant la relance de « Köln II B » et la coda « Over the Rainbow ». La dynamique progresse par paliers ; on peut écouter d’un trait sans fatigue. Une sélection lisible, sans remplissage, qui montre comment le piano jazz peut tenir ensemble forme, chant et son. Jarrett pense l’instant comme architecture ; Evans stabilise le langage harmonique ; Mehldau développe une polyphonie intime, ouverte au répertoire pop/folk ; Bisceglia apporte un contrechamp clair et respirant. Une heure d’écoute idéale pour distinguer, très concrètement, quatre manières de jouer — et quatre façons d’écouter.