Chopin. Preludes, Op. 28 and Sonata B flat minor, Op. 35
Tatiana Shebanova
The Real Chopin Series, Fryderyk Chopin Institute, 2012
Enregistré peu avant sa disparition en 2011, ce disque de Tatiana Shebanova possède la gravité et la plénitude d’un testament artistique. Il réunit deux œuvres clés de l’univers chopinien : les 24 Préludes Op. 28, mosaïque intime et vertigineuse, et la Sonate n°2 en si mineur Op. 35, dite « funèbre ». Deux cycles complémentaires : la fulgurance fragmentée des Préludes et la construction monumentale de la Sonate – l’instant et la durée, la respiration et le destin.
Shebanova, formée à Moscou auprès de Victor Merzhanov puis lauréate du Concours Chopin 1980 (2ᵉ prix et prix spécial pour le concerto), incarne une école pianistique à la fois russe et polonaise : rigueur du toucher, densité du son, clarté de la polyphonie, mais toujours mise au service d’une émotion intérieure. Ce double héritage se déploie ici sur un piano Érard historique, dont elle tire des timbres d’une douceur nacrée, un legato presque vocal. Loin du rubato décoratif, son Chopin respire avec une logique d’architecture : chaque phrase semble mesurée, respirée, aimée.
Dans les Préludes, Shebanova évite tout effet de juxtaposition. Elle tisse un véritable cycle, où les contrastes de tonalités deviennent comme les pulsations d’une conscience. Le n°4 en mi mineur se déroule dans une lenteur suspendue, sans pathos ; le n°6 en si mineur, murmuré, semble un souvenir qui s’efface. À l’opposé, les éclats des n°8 et n°16 ne sombrent jamais dans la virtuosité tapageuse : la pianiste garde le contrôle du souffle, de l’attaque, du chant. C’est un Chopin sans complaisance, presque stoïcien, mais d’une humanité bouleversante.
La Sonate en si mineur prolonge cette vision. L’« Allegro maestoso » initial est tenu dans une tension maîtrisée, loin du drame romantique trop souligné. Dans la « Marche funèbre », Shebanova atteint une noblesse rare : le thème n’est ni un lamento ni une démonstration d’autorité, mais une lente procession d’ombres et de lumière. L’épisode central, presque irréel, s’ouvre comme une prière silencieuse. Et le dernier mouvement, Presto, n’est pas une virtuosité finale mais un souffle d’effacement, un au-delà du son.
Ce disque, publié par l’Institut Chopin de Varsovie dans la série The Real Chopin, a une dimension presque liturgique. On y sent la proximité d’une artiste qui a voué sa vie à ce compositeur et qui, à la fin, trouve dans ce cycle une forme de paix. À rebours des interprétations flamboyantes, Shebanova offre un Chopin de profondeur, de pudeur et d’authenticité : chaque note semble pesée, chaque silence habité.
Écouter ces 24 Préludes puis cette Sonate, c’est entrer dans un espace de clarté et de recueillement, où le piano devient un souffle humain. Peu d’interprètes parviennent à conjuguer à ce point la maîtrise technique, la culture du son et la sincérité émotionnelle. Ce disque, enregistré sur instrument d’époque, est sans doute le plus pur hommage qu’une pianiste puisse offrir à Chopin – et à elle-même.
Favorites
Prelude in E minor, Op. 28 No. 4 Largo
Prelude in F sharp minor, Op. 28 No. 8 Molto agitato
Prelude in D flat major, Op. 28 No. 15 Sostenuto
Prelude in F minor, Op. 28 No. 18 Molto allegro
Prelude in C minor, Op. 28 No. 20 Largo
Prelude in G minor, Op. 28 No. 22 Molto agitato
Prelude in D minor, Op. 28 No. 24 Allegro appassionato
Sonata in B flat minor Op. 35 Grave. Doppio movimento
Sonata in B flat minor Op. 35 Scherzo
Sonata in B flat minor Op. 35 Marche funèbre. Lento
Sonata in B flat minor Op. 35 Finale. Presto