Arvo Pärt : Fratres, Spiegel im Spiegel, Für Alina

Label Oclassica, 2023 — 32 min

Chez Arvo Pärt, le silence n’est jamais absence : il est matière, respiration, intervalle de lumière. Dans cet album condensé autour de trois œuvres emblématiques du compositeur estonien — Fratres, Spiegel im Spiegel, Für Alina —, Katerina Modina et Margarita Vrubel s’emparent de ce langage de dépouillement avec une humilité et une sincérité remarquables. Rien ici ne cherche à s’imposer ; tout s’efface devant la clarté du son et la lenteur du temps.

Dès les premières mesures de Fratres, on perçoit la direction esthétique du duo : un jeu qui refuse l’effet pour privilégier l’architecture intérieure du motif. Le violoncelle de Modina, grave et méditatif, installe une présence humaine, presque vocale ; il n’élève pas la voix, mais parle comme à travers un voile, dans une tension contenue. Vrubel, au piano, soutient l’ensemble avec une précision d’orfèvre : son toucher clair, peu pédalisé, garde la transparence des harmoniques sans alourdir les silences. Le résultat tient de la liturgie laïque : une musique d’attente, suspendue, dont la densité tient au minimalisme même de ses moyens. Là où d’autres versions de Fratres (notamment celles de Tasmin Little ou d’Anner Bylsma) visent une intensité dramatique, Modina et Vrubel choisissent l’intériorité, le murmure, la distance. Leur lecture est presque introspective — on dirait qu’elles cherchent, non à convaincre, mais à se recueillir.

Spiegel im Spiegel prolonge cette ligne avec encore plus de pudeur. Le titre — « miroir dans le miroir » — semble ici trouver une traduction littérale dans la relation entre les deux musiciennes : le piano de Vrubel reflète chaque note du violoncelle de Modina, et réciproquement. Le tempo est d’une lenteur extrême, presque fragile ; mais au lieu d’ennuyer, il installe une attention accrue. Les résonances du piano deviennent des halos de lumière, le violoncelle y inscrit des gestes lents, d’une pureté désarmante. Dans cet espace immobile, chaque intervalle résonne comme un mot prononcé dans le vide. C’est une version parmi les plus contemplatives qu’on puisse entendre — moins romantique que celle de Yo-Yo Ma, moins éthérée que celle de Hilliard Ensemble, mais d’une retenue admirable, qui restitue la dimension spirituelle de Pärt sans la théâtraliser.

L’album s’achève sur Für Alina, confié à Margarita Vrubel seule. On retrouve ici la pièce fondatrice du style « tintinnabuli » de Pärt, cette écriture en cloches où chaque note semble flotter hors du temps. Vrubel en donne une lecture d’une simplicité presque ascétique : aucun rubato excessif, aucune volonté de dramatiser. Chaque son est posé comme une goutte sur une surface immobile. On sent que la pianiste écoute plus qu’elle ne joue ; elle laisse la pièce se dérouler comme une prière privée, ou comme une trace fragile sur la page blanche du silence. L’enregistrement, d’une clarté impeccable, restitue cette fragilité avec un naturel rare.

Dans son ensemble, l’album tient moins du récital que du rituel : il s’agit d’un parcours vers le silence, d’une traversée de la lumière lente. Modina et Vrubel ne cherchent pas à réinventer Pärt, mais à le servir — à s’effacer devant lui. Leur lecture, d’une économie presque austère, offre paradoxalement une émotion d’une intensité rare : celle du dépouillement, du retour à l’essentiel. On pourrait reprocher au disque sa brièveté (à peine une demi-heure) ou l’absence de pièces complémentaires, mais ce serait méconnaître son propos : ce disque ne cherche pas à combler, il cherche à vider.

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