Katerina Modina & Margarita Vrubel

Il arrive parfois que des artistes surgissent sans bruit, hors des circuits de la virtuosité spectaculaire, comme si leur vocation était précisément de se tenir en retrait du vacarme du monde. Katerina Modina et Margarita Vrubel appartiennent à cette lignée discrète. Leur nom n’a pas encore traversé les salles prestigieuses ni les grandes pages de la critique internationale, mais leur enregistrement de trois œuvres d’Arvo Pärt (Fratres, Spiegel im Spiegel, Für Alina) suffit à définir une esthétique : celle de la lenteur, de la transparence et de la fidélité au silence intérieur.

Katerina Modina, violoncelliste, possède un timbre d’une sobriété presque monastique. Rien dans son jeu ne cherche l’éclat ni l’effet. On devine derrière chaque phrase un travail minutieux sur la résonance, sur la densité du souffle qui précède la note. Elle aborde le violoncelle non comme un instrument de lyrisme romantique, mais comme un organe de méditation. Son archet trace des lignes simples, d’une justesse qui refuse le pathos. Dans Fratres, notamment, elle ne « chante » pas au sens traditionnel : elle veille, elle garde le feu d’une flamme minimale. Il y a dans son phrasé quelque chose de la peinture d’icônes — cette retenue, cette précision du geste, cette lumière qui ne vient pas de la surface mais de l’intérieur du pigment.

À ses côtés, Margarita Vrubel incarne la transparence. Son piano n’impose jamais une pulsation ou un cadre ; il respire. Elle semble jouer à la lisière de l’audible, comme si chaque accord devait d’abord naître du silence avant d’y retourner. Ce qui frappe dans son jeu, c’est la manière dont elle refuse toute brillance : son toucher privilégie la lumière diffuse plutôt que le contraste. Dans Für Alina, seule au clavier, Vrubel atteint un rare équilibre entre clarté et abandon. Elle ne construit pas une architecture sonore, elle la laisse apparaître. Chaque note devient un espace, un fragment de souffle suspendu.

L’écoute du duo révèle une compréhension intime du langage d’Arvo Pärt — mais aussi une conception du dialogue instrumental plus large. Il ne s’agit pas ici d’un affrontement, ni même d’un échange au sens dramatique du terme, mais d’une coexistence. Le violoncelle et le piano ne se répondent pas : ils se reflètent, comme deux surfaces d’eau calme qui se regardent sans se troubler. Cette approche donne à leur musique une dimension spirituelle, sans jamais verser dans le mysticisme appuyé. Modina et Vrubel ne “mettent pas en scène” la transcendance, elles en laissent affleurer la trace.

Ce qui émeut chez ces deux interprètes, c’est leur cohérence silencieuse. À l’heure où beaucoup de jeunes musiciennes construisent leur image à travers la démonstration technique ou l’omniprésence numérique, Modina et Vrubel semblent suivre un autre chemin : celui de l’effacement. Leur présence numérique est minimale, leurs biographies lacunaires, leurs visages à peine visibles. Tout indique une volonté de placer la musique au centre — ou, plus exactement, le silence entre les sons. Il y a là une forme d’éthique artistique, presque ascétique : jouer pour révéler, non pour occuper.

On aimerait savoir d’où elles viennent, quelles écoles les ont formées, quels maîtres les ont inspirées. Peut-être que cette absence d’information participe du charme : leur anonymat partiel les inscrit dans une tradition de musiciens qui laissent la musique parler à leur place. Ce qu’elles offrent, c’est moins un « style » identifiable qu’un espace d’écoute purifié. Et dans ce monde saturé de bruits et d’images, leur discrétion devient un acte presque radical.

Si leur enregistrement de 2023 n’est encore qu’une porte entrouverte, il laisse pressentir une trajectoire singulière. Katerina Modina et Margarita Vrubel ne cherchent pas la lumière ; elles la reflètent. Leurs gestes appartiennent à cette lignée de musiciennes qui font de la retenue un art majeur, de la transparence une profondeur, et du silence une forme d’amour.

 

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