Taste

Quand Taste paraît en 1969, le monde du blues-rock est déjà saturé : Cream s’est dissous, Led Zeppelin vient de sortir son premier album, et les clubs londoniens regorgent de power-trios à la recherche d’une signature. Pourtant, dès les premières secondes de Blister on the Moon, on comprend que Rory Gallagher n’a rien d’un imitateur. Son jeu de guitare claque comme une mise en garde : ce sera brut, sincère, sans artifice. Taste n’est pas un album produit pour séduire, mais pour témoigner. Gallagher, Irlandais de Cork à la voix râpeuse et aux doigts nerveux, y canalise une énergie presque ascétique. Il refuse les effets de studio, enregistre dans une urgence proche du live, et fait sonner sa Stratocaster comme une arme de délivrance. Le disque s’ouvre sur une déclaration d’intention : Blister on the Moon, riff tranchant, tempo haletant, texte rageur. Puis viennent Leavin’ Blues et Sugar Mama, ancrés dans la tradition du Delta mais filtrés par la tension électrique d’un jeune homme de vingt ans décidé à brûler la scène plutôt qu’à la conquérir.

Le trio originel (Kitteringham, Damery) n’a pas encore la sophistication du line-up suivant, mais la cohésion est totale. Chaque titre s’impose par la spontanéité : Hail et Catfish mêlent boogie, swing et fuzz dans un équilibre fragile mais irrésistible. Gallagher ne cherche pas le solo héroïque à la Clapton, il cherche la voix du bluesman moderne, celle d’un musicien qui ne répète pas les anciens, mais les continue. Les morceaux plus lents, I’m Moving On ou Same Old Story, montrent déjà une conscience mélodique que l’on retrouvera plus tard sur ses albums solo : un sens de la ligne simple, du chant qui monte sans crier, et de la note qui dit tout. Le son est rêche, souvent trop fort, parfois bancal — mais c’est précisément là que réside la beauté de Taste. C’est un disque qui respire la scène des clubs, la sueur, le retour de basse dans les micros, la fièvre d’un trio qui joue sans calcul.

Ce qui frappe surtout, c’est l’absence de pose. Gallagher, contrairement à beaucoup de ses contemporains anglais, ne romantise pas le blues : il le vit. L’album ne cherche ni à séduire les charts ni à se rendre “cool”. Il dit seulement : voici trois musiciens, un ampli, une vérité. Dans Born on the Wrong Side of Time, on sent poindre déjà une écriture plus personnelle — un blues introspectif, marqué par une mélancolie que le hard-rock de l’époque ignore encore. 

Sorti chez Polydor, Taste est passé presque inaperçu hors du Royaume-Uni, mais il s’imposera après coup comme un jalon essentiel du blues-rock européen. Sa rudesse est son élégance. C’est un disque sans compromission, qui n’essaie pas d’impressionner mais d’exister, avec cette intensité nerveuse qu’on retrouvera chez Gallagher jusqu’à sa mort. Réécouté aujourd’hui, Taste frappe par sa sincérité et sa cohérence. Aucun morceau faible, aucun moment d’esbroufe : seulement le feu, la conviction et la foi en la musique comme langage universel. C’est l’un de ces albums où l’on sent que tout est encore possible, que la virtuosité peut servir la ferveur, que le blues n’a pas dit son dernier mot.

Favorites

Sugar Mama

Same Old Story

Catfish


Playlists

Paradiso 70s

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Mirrormouth