Love Sublime: Songs for Soprano and Piano

En 2006, Brad Mehldau surprend une fois encore en publiant Love Sublime, un album conçu en duo avec la soprano américaine Renée Fleming. Connue comme l’une des grandes voix de l’opéra contemporain, Fleming se prête ici à un exercice inhabituel : chanter des poèmes de Rainer Maria Rilke et Louise Bogan sur des compositions originales de Mehldau. Résultat : une rencontre singulière, entre la tradition du Lied, le langage classique et les harmoniques ouvertes du jazz.

Un projet hors format

À première vue, Love Sublime n’a rien du disque de jazz attendu. On y trouve ni swing marqué, ni standards revisités, mais plutôt une suite de pièces vocales, parfois austères, parfois d’une sensualité lumineuse. Brad Mehldau compose une musique qui semble suspendue entre deux mondes : celui du Lied romantique (Schumann, Brahms) et celui du jazz moderne (Jarrett, Evans). L’auditeur est invité à franchir une frontière : celle où la voix lyrique rencontre l’improvisation harmonique du piano.

La voix comme vecteur de poésie

Renée Fleming déploie ici toute sa palette expressive. Son timbre ample et soyeux porte les vers de Rilke avec une intensité dramatique qui rappelle l’univers des Quatre derniers Lieder de Strauss, mais transposé dans un cadre minimaliste. Dans les poèmes de Louise Bogan, plus contemporains et plus intimes, Fleming choisit une diction claire, presque dépouillée, qui se marie à merveille avec les nuances de Mehldau. Ce choix de textes n’est pas anodin : Rilke explore les thèmes de la transcendance, de l’amour et de l’éphémère, tandis que Bogan s’attarde sur la fragilité et les paradoxes des sentiments. La musique, elle, ne cherche pas à illustrer mais à prolonger ces mots, à leur offrir une résonance nouvelle. Au piano, Brad Mehldau se révèle à la fois architecte et accompagnateur. Son écriture est dense, souvent contrapuntique, mais elle n’écrase jamais la voix : elle la soutient, la commente, parfois la devance. On retrouve ses marqueurs habituels — une main gauche obsessionnelle, un goût pour les dissonances élégantes, une manière de faire respirer le silence. Certaines pièces rappellent ses improvisations solo, mais ici la structure est resserrée, tournée vers l’équilibre avec le chant. Là où d’autres pianistes se seraient contentés d’un rôle d’accompagnateur, Mehldau construit un véritable duo, presque un corps à deux voix.

Réception

À sa sortie, Love Sublime a dérouté une partie du public jazz. Trop « classique » pour les amateurs de swing, trop « contemporain » pour les mélomanes d’opéra, il se situe dans un entre-deux exigeant. Pourtant, c’est précisément cette hybridité qui en fait la richesse. Mehldau refuse les étiquettes et démontre qu’il est l’un des rares musiciens capables de naviguer avec naturel entre le jazz, la musique classique et la chanson d’art. Cet album marque aussi une étape dans le parcours du pianiste : son désir d’élargir le champ d’action du jazz vers la poésie, la voix et la tradition du Lied. Il annonce ses projets plus ambitieux encore, comme Highway Rider (2010) ou Finding Gabriel (2019), où l’on retrouve cette quête d’un langage musical total. Écouter Love Sublime, c’est accepter d’entrer dans une zone de trouble : ce n’est plus tout à fait du jazz, ni tout à fait du classique. C’est une expérience poétique où la voix de Renée Fleming devient instrument et où le piano de Mehldau se fait récit intérieur. L’album ne cherche pas à séduire par l’immédiateté, mais à installer un climat : celui d’une intériorité grave, parfois énigmatique, qui finit par toucher au plus profond. En somme, Love Sublime est une œuvre de frontière : exigeante, méditative, parfois déroutante, mais d’une rare intensité. Elle illustre parfaitement la démarche de Brad Mehldau : faire du jazz un art qui ne cesse de dialoguer avec les autres musiques, les autres formes, et qui garde intacte son ambition poétique.

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