Taste
Avant qu’il ne devienne l’un des guitaristes les plus respectés du circuit blues-rock européen, Rory Gallagher avait fondé Taste, un power-trio incandescent venu d’Irlande, dont la trajectoire, brève et presque météorique, résume toute l’énergie brute de la fin des années 60. Entre 1966 et 1970, Taste a incarné cette tension entre virtuosité, urgence et sincérité que le blues blanc européen cherchait alors à apprivoiser. Là où d’autres suivaient les codes du genre américain, Gallagher et ses deux complices – Eric Kitteringham puis Richard McCracken à la basse, Norman Damery puis John Wilson à la batterie – y insufflaient une âme celte, nerveuse, presque mystique.
Leur premier album, Taste (1969), reste un manifeste d’économie et d’instinct. On y entend le trio se débattre entre la tradition et la rage moderne : riffs anguleux, slide rageuse, attaques de médiator sèches comme des coups de fouet. Gallagher y met déjà toute sa voix, rugueuse et tendue, entre Howlin’ Wolf et Steve Marriott, et sa guitare porte l’électricité comme un second souffle. Ce n’est pas un blues policé : c’est un cri, un appel à l’action. Blister on the Moon et Born on the Wrong Side of Time annoncent à la fois la puissance du hard-blues et la liberté du rock psychédélique, sans jamais tomber dans la démonstration.
Avec On the Boards (1970), le groupe gagne en maturité et en audace. L’introduction de touches de jazz modal, de phrases saxophoniques et de structures plus étirées révèle un Rory Gallagher qui refuse d’être enfermé dans un carcan. Là où le premier album vibrait comme un concert de pub survolté, On the Boards respire la maîtrise d’un trio qui écoute autant qu’il s’affronte. Les morceaux s’allongent, s’aèrent, explorent l’interstice entre John Mayall et Coltrane. Le solo de It’s Happened Before, It’ll Happen Again reste l’un des sommets d’improvisation de la période : nerveux, plaintif, incandescent.
Mais Taste, c’est aussi une histoire de frustration et de conflits internes. L’ombre du management, les tensions autour du leadership de Gallagher, et le caractère indépendant du guitariste mèneront à la séparation du groupe dès 1970, après un concert légendaire à l’Isle of Wight Festival. Ce concert, filmé et édité plus tard (Live at the Isle of Wight), résume tout : la foule immense, le son brut, la conviction quasi spirituelle de Gallagher. On y voit un musicien qui ne triche pas, qui vit chaque note comme une prière amplifiée.
L’importance de Taste ne réside pas dans une discographie étendue, mais dans leur authenticité absolue. Avant Cream, Free ou Led Zeppelin ne deviennent des institutions, Taste avait déjà tout dit : que le blues pouvait être une explosion électrique, un cri d’émancipation irlandaise, un acte de foi. Le groupe n’a jamais cédé à la mode, n’a jamais cherché la perfection de studio. Il a offert ce que le rock perdra souvent par la suite : la sincérité du geste, la vérité du son. Rory Gallagher continuera ensuite une carrière solo d’une intensité rare, mais l’esprit de Taste reste le ferment de tout ce qu’il fera : cette manière de jouer sans calcul, sans distance, comme si la scène était le seul lieu possible de vérité. Aujourd’hui encore, réécouter Taste, c’est sentir le frisson de l’instant où le blues s’est fondu dans la liberté rock — un instant de pure incandescence, capturé entre 1969 et 1970, et qui continue de brûler.