Carla Bley

Parler de Carla Bley, c’est évoquer une légende du jazz moderne, une compositrice à l’esprit libre, ironique et profondément singulier. Longtemps associée à des projets monumentaux – on pense à Escalator over the Hill ou à ses grandes fresques pour big band – elle a, à partir de la fin des années 1980, trouvé dans une formule minimaliste l’écrin idéal pour ses idées : le Carla Bley Trio. Avec son compagnon de route Steve Swallow à la basse électrique et le saxophoniste britannique Andy Sheppard, elle a façonné un univers à la fois dépouillé et riche, intime et malicieusement théâtral. Ce trio a quelque chose de paradoxal. D’un côté, il réduit la palette instrumentale à l’extrême : pas de batterie, pas de cordes supplémentaires, seulement le piano de Bley, la basse électrique au son rond et chantant de Swallow, et le souffle chaleureux du saxophone de Sheppard. De l’autre, il parvient à créer des paysages musicaux d’une profondeur rare, comme si le silence et l’espace entre les notes devenaient eux-mêmes des instruments. Loin des démonstrations virtuoses, Carla Bley privilégie une écriture mélodique limpide, traversée de contrepoints et de décalages subtils, toujours teintée d’humour et de distance.

Complicité

Ce qui frappe à l’écoute, c’est l’évidente complicité qui unit ces trois musiciens. Steve Swallow, partenaire de vie et de musique de Carla Bley, apporte un contrepoint souple et chantant, souvent à mi-chemin entre la guitare et le violoncelle. Andy Sheppard, avec son jeu lyrique et aérien, prolonge les phrases du piano et les colore d’une chaleur toute britannique. Entre eux, pas de surenchère ni de compétition : chaque note semble choisie pour sa justesse, chaque respiration pour sa pertinence. On a l’impression d’assister à une conversation entre trois vieux amis, où le non-dit compte autant que la parole. Leur discographie en trio chez ECM (Trios, Andando el Tiempo, Life Goes On) témoigne d’une cohérence rare. Trios (2013) condense l’essence de leur musique : thèmes dépouillés, humour discret, élégance sobre. Andando el Tiempo (2016), plus sombre, explore les thèmes de la dépendance et de la guérison avec une intensité poignante. Quant à Life Goes On (2020), il résonne aujourd’hui comme un testament : une œuvre sereine, lumineuse malgré la mélancolie, qui incarne parfaitement la lucidité et l’élégance avec lesquelles Bley a traversé toute sa carrière.

Jazz de chambre

Qualifier ce trio de « jazz de chambre » n’est pas exagéré : on y retrouve la retenue, l’attention au détail, la clarté des lignes qui rappellent la musique de chambre classique. Mais chez Bley, rien n’est jamais trop sérieux. L’humour perce toujours, que ce soit dans une mélodie décalée, une accentuation inattendue ou un titre malicieux. C’est ce mélange unique de gravité et de légèreté, de profondeur et de sourire, qui donne au Carla Bley Trio sa singularité. À travers ce trio, Carla Bley a trouvé l’espace idéal pour exprimer la quintessence de son art. Une musique à la fois simple et complexe, intime et universelle, qui ne cherche pas à impressionner mais à toucher, avec pudeur et intelligence. Dans un monde où le jazz se décline souvent sur le mode de la virtuosité, Bley, Swallow et Sheppard rappellent qu’il suffit parfois de trois voix complices pour inventer un monde.

 

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